55.
Bertil était venu tout de suite, en moins d’une demi-heure. Ils avaient parlé, de façon rapide et efficace. Winter était comme une copie de lui-même. Une copie capable d’articuler, et même de réfléchir. Il avait hoché la tête, pris des notes, parlé encore. Bertil avait crié dans le téléphone. Sonneries, sonneries.
Il avait toujours eu du mal à se détourner… du boulot. Prendre une tout autre direction quand la journée, ou la nuit, de travail était finie. Il avait toujours eu du mal à s’endurcir. Il avait évité la froideur, mais la dureté, non. Il n’avait pas eu la force de s’en protéger réellement.
Mon Dieu, j’ai toujours cru en toi. Donne-moi la force de penser. Tu pourras me l’enlever plus tard, mais pas maintenant. Divise-moi. Deux êtres, un seul cœur. Pas de panique.
— Erik ?
Bertil était là, debout. Depuis combien de temps ? Il était sur le seuil, mais sa voix était tout contre son oreille. Winter changea de position et essaya d’être à nouveau présent, avec l’aide de Dieu et la sienne.
— Un de tes contacts, au téléphone.
— Qui ?
— Benny.
Winter prit le combiné.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta la voix de Vennerhag.
— J’ai essayé de te joindre.
— Je sais, je n’étais pas en ville. Mais qu’est-ce qui se passe ? Elle a…
— L’aide que je t’avais demandée. C’est encore plus important maintenant.
— C’est toi, Winter ? Je ne reconnais pas ta voix.
— Fais un effort, Benny.
— C’est vraiment lié à…
— Oui.
— Doux Jésus.
— Fais un effort.
— Mais comment ? Je vais faire ce que je peux. Me renseigner.
— Fais un effort, répéta Winter.
Ils avaient mis d’autres gens sur les conversations avec les cœurs solitaires. Il valait mieux les voir comme ça. Halders avait d’autres noms. Des noms, des noms, encore des noms.
Winter ne dormait plus du tout. S’il fallait des drogues, il les prendrait.
Il savait que c’était lié. Bertil le savait, tout le monde le savait. Angela n’était pas partie en fum…
Il tourna la tête. Bertil était à nouveau sur le seuil. Troisième jour en enfer ? Quatrième jour ?
Le lendemain, il aurait quarante ans. Il l’avait vu sur le calendrier quand il était rentré chez lui pour chercher son courrier et des slips propres. Il fit signe à Bergenhem, qui l’attendait dans l’ombre sur la place Vasa. Il voulait retourner seul au commissariat. D’autres seraient sur place. Au cas où.
Quarante ans. Il l’avait oublié. Angela avait entouré la date au rouge à lèvres sur le calendrier accroché au mur, à côté du fourneau. À dix centimètres du plan de travail, à cent cinquante centimètres du sol. Il avait failli aller chercher un mètre pour vérifier les mesures, faire quelque chose qui ait une prise sur le quotidien. Mais le contrôle total était voisin de la folie.
Cette nuit il avait repensé au garçon, à l’hôpital.
Patrik avait reconnu quelqu’un. Quand avait-il commencé à faire partie de l’enquête ? C’était une histoire parallèle… Mais elle était liée à lui, Winter. Et aux meurtres.
Winter était retourné au commissariat au volant de sa propre voiture. Les gars de Beier n’y avaient rien trouvé. Il avait fait venir Hanne Östergaard. Elle paraissait tourmentée, comme transformée en miroir. Ils étaient dans le bureau de Winter, et soudain il lui avait raconté ce qui s’était passé chez ces gens qui avaient été assassinés. Ce qui s’était passé. L’espace de trois secondes, il avait perdu pied et déversé son enfer sur elle.
Il la rappela. Hanne décrocha tout de suite.
— Je ne dormais pas, précisa-t-elle.
— Quand Maria a été prise en main, commença Winter.
Il posa quelques questions, elle lui décrivit la scène : qui avait été présent sur les lieux, au moment de l’incident.
Puis elle le lui révéla. Rompit le silence qu’elle avait respecté jusque-là. C’était son devoir. Un autre devoir. Simon n’avait pas évoqué ses souvenirs dans le secret de la confession. Elle savait qu’elle n’était pas tenue au silence.
— Je ne sais pas si c’est important, dit-elle. Mais quand tu m’as raconté ce qui s’était passé…
Winter sentit remonter la lave froide.
— Il t’en a parlé plusieurs fois ? L’accident, les corps ?
— Oui.
« Erik ? »
Winter leva la tête. Il était seul dans le bureau. Ringmar se tenait sur le seuil.
— On a repassé les adresses dans l’ordinateur. Le gang des pornographes. Il y a un truc…
Il entra, s’assit, étala les papiers sur la table.
— Oui ?
— Ce n’est pas à côté de Krokens Livs. Mais cet homme-ci a donné une adresse à Askim. On a comparé, comme tu nous l’avais demandé, et ça correspond.
— Qu’est-ce que je disais ?
Son cerveau n’était plus qu’un blanc, un grand vide immaculé comme le ciel et la terre au mois de janvier.
— Il y a quelqu’un de chez nous dans ce quartier-là. Un policier.
— Oui ?
— C’est vraiment tiré par les cheveux, fit remarquer Ringmar. Il faut qu’on reste calme.
— Qui est-ce ?
— Morelius. Simon Morelius. Il…
— Je sais qui c’est, coupa Winter.
— Du calme.
Il était calme. Dieu était là et le tenait par la main.
— Il est de service en ce moment ?
— Non, assura Ringmar. J’ai vérifié. Il est de repos.
— Il est chez lui ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas cherché à le joindre. Je ne savais pas quoi lui dire.
— Tu as le numéro ?
Winter le composa. Pas de réponse.
Il appela le standard, demanda qu’on lui passe Lorensberg.
— Salut, c’est Winter. Oui… Je sais. Il y a un tru… Oui, justement…
Morelius serait de retour le lendemain. Sur la liste d’Ivarsson. Quelques jours de congé après le Nouvel An.
— Tu cherches à le joindre ?
— Oui.
— Il est peut-être chez lui.
— Non.
— Tu as essayé à Kungsbacka ?
— Pourquoi ?
— Il est de là-bas.
— Quoi ?! Il vient de Kungsbacka ?
— Oui. Quelqu’un a dit ça l’autre jour. Je me demande même si ce n’était pas Morelius lui-même.
Winter entendait des bruits de conversation à l’arrière-plan, au commissariat de Chalmersgatan, des sonneries de téléphone…
— C’est venu comme ça dans la conversation, parce qu’on parlait des meurtres. Elle n’était pas de là-bas, la femme qui a été assassinée ?
— Si.
Ringmar écoutait de toutes ses oreilles. Winter lui jeta un regard en raccrochant et se leva pour prendre l’annuaire sur l’étagère.
Il y avait une Mme Morelius à Kungsbacka. Elna Morelius. Elle décrocha à la troisième sonnerie. Non, son fils n’était pas là. De quoi s’agissait-il ? Pour le service ? Bien sûr, si elle le voyait, elle lui dirait de les rappeler. Mais ça faisait un moment qu’il n’avait pas donné de ses nouvelles. Il devrait l’appeler plus souvent… Oui, c’est comme ça. Quand était la dernière fois ? Il n’y a pas si longtemps. Et il n’allait pas bien.
Winter réfléchit fébrilement.
— Quelle est la profession de votre mari, madame Morelius ?
— En voilà des questions ! protesta-t-elle. Mon mari est mort.
Winter attendit.
— Il était pasteur, avoua-t-elle enfin.
Morelius. Winter vit son visage, au-dessus de l’uniforme. La voiture qui patrouillait sur la place Vasa.
Vrai policier. Patrik. Maria. Toujours sur place quand il se passait quelque chose.
Lorsque Winter était arrivé à l’appartement des Valker, Morelius était sur les lieux. La silhouette découpée dans l’encadrement de la porte… Il lui avait montré le mur.
Winter pensa aux paroles de Lareda Veitz. Elle l’avait appelé la veille, mais sur le moment, il n’avait pas eu la force de lui parler.
Il jeta un regard à Ringmar.
— On file, lança-t-il. On y va. Maintenant.
En se levant, il sentit son arme de service frotter contre ses côtes.
— Chez Morelius ? À Askim ?
— Qu’est-ce que tu crois, merde !?
— Erik…
— Tu peux rester là, si tu veux.
Winter prit son manteau sur le cintre. Il avait envie de s’enfuir le long du couloir, de courir comme un fou, d’ouvrir ses ailes et de s’envoler.
Ringmar refit le numéro de Morelius. Pas de réponse.
— On leur demande d’envoyer une voiture de Frölunda ?
— Oui. Mais personne ne doit entrer avant notre arrivée.
Les mains de Winter tremblaient, le Sigsauer frottait contre ses côtes. Ils partirent au pas de course.
— Je prends le volant, dit Ringmar.
C’était le soir. Ringmar conduisait à toute allure. Devant le parc d’attractions de Liseberg, ils se retrouvèrent pris dans un embouteillage. Winter mit le gyrophare, Ringmar fit hurler la sirène et ils se frayèrent un chemin jusqu’à l’autoroute.
Le brouillard rampait au-dessus des champs de part et d’autre de Söderleden. Ringmar prit la sortie de Järnbrott. Winter pensa aux Elfvegren dans le joli quartier résidentiel non loin de cet embranchement. Erika Elfvegren n’avait rien déclaré de plus sur l’homme qu’aurait évoqué Louise Valker. Louise Valker de Kungsbacka. Il jeta un regard à Ringmar. Si on ne trouvait rien chez Morelius, le prochain arrêt serait chez les Elfvegren.
Ils aperçurent la voiture envoyée par le poste de Frölunda. Une bande de gamins s’était déjà rassemblée autour. La lumière du gyrophare tournoyait au-dessus sur leurs visages.
— Éteignez ça, ordonna Winter.
— C’est au numéro sept, dit Ringmar derrière lui.
Il se retourna. Ringmar montrait l’entrée qui portait le numéro 7D. L’immeuble était en briques rouges. Trois ou quatre étages, peu importe.
— Il habite au deuxième, indiqua Ringmar.
La porte en bas était ouverte, retenue par une chaîne. Un homme remontait du sous-sol, une caisse dans les bras. Il les salua et défit la chaîne.
Ils sonnèrent à la porte de Morelius. Personne ne vint ouvrir. Le nom était composé en lettres blanches sur feutre noir, au-dessus du rabat destiné au courrier. Winter appuya plus fort sur le bouton. La sonnerie se répercuta dans l’appartement. Il cria quelque chose, attendit un instant, tira son arme et fit exploser le bois à hauteur de la serrure.